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Photo du rédacteurMeiun Caroline MABY

JARRETT RINPOCHE

Un artiste est-il responsable de l'impact des manifestations visuelles ou sonores qu'il met au monde? La pérennité des Arts visuels me semble impliquer tout créateur: la forme, la symbolique, le sens et l'énergie d'une oeuvre vont vibrer dans l'espace et résonner sur ceux qui la regardent.

En ce qui concerne la musique, le récit suivant ne permet pas de répondre si clairement.


En tant que peintre, la façon dont une création va interagir avec le regardeur me questionne sous différents aspects.

Comment une oeuvre parvient-elle à nous toucher? Comment nous laissons-nous toucher par elle? Il y a-t-il un préalable? Quelles sont les forces en jeu?


En 2015, alors que je passais les 3 mois d'un hiver polaire à Manhattan, j'ai eu la chance d'assister au concert unique donné par Keith Jarrett au Carnegie Hall.

Pianiste soliste iconique, Jarrett est l'un des plus grands improvisateurs de jazz contemporain.


La performance a débuté. Je me suis orientée vers un état méditatif, dirigeant mon attention vers tous les sens (incluant la pensée, les émotions) sollicités par les notes, les digressions instrumentales et les vagues d'impro... cela me semblait favoriser la plus entière réceptivité à l'expérience dans son ensemble et à la musique en particulier.


D'un café en face du Carnegie, avant le concert.

Photo © Maby 2015



Il ne se passa rien. Pire, c'était désagréable.


Peut-être étaient-ils nombreux ceux qui, probablement aussi déçus de ne pas retrouver d'accents familiers du mythique "Concert in Köln" ne parvenaient pas non plus à se laisser emmener par les dérives du pianiste? On ne bouge pas à un concert de Jarrett, on ne tousse pas... mais ça chuchotait très bas ça et là; mes voisins russes trépignaient. À l'entracte, la salle s'est presque vidée de son tiers.


Je me sentais dans un décalage total, déçue, exclue — avec presque un brin de honte — de ne savoir apprécier l'unicité du moment et le génie de Jarrett. Une once de clarté me força de reconnaitre que j'étais arrivée avec une attente (sans parler de l'état de l'excitation euphorique), et que ma qualité de présence était gâchée par une dynamique complexe en dissonance avec "le flow".


Je suis restée, considérant le privilège unique qui m'était donné d'être là, à NYC paralysée par la neige, au Carnegie, Jarrett sur scène... et j'ai laissé ma déception me reléguer dans une posture de renoncement; observatrice, je regardais, j'entendais mais je n'écoutais plus.


Et dans cet abandon s'est alors ouvert avec délicatesse un espace lumineux où la musique s'est déployée de façon inattendue, numineuse et magistrale. Le lieu, le temps, aucun repère n'opéraient plus.

C'est dans la détente que tout a fusionné de façon synesthétique: les reflets du Steinway, les parfums trop forts, l'aura chargée de la salle mythique... tous les sens autres que l'ouïe m'ont ramenée à celui de l'écoute, mais devenue transcendante.


La synergie des forces de l'instant mises en poème par les vibrations harmoniques radicales de Jarrett en transe m'a propulsée dans une expérience de sublimation (métaphore chimique et non psychanalytique) — aussi totalement impersonnelle et désindividuée qu'initiatique et brillante.


Est-ce cela que l'on appelle Kenshō?


C'est un souvenir unique et extrêmement inspirant, auquel je suis reconnectée "physiquement" parfois sans le vouloir. Et une illustration littérale des conséquences du principe premier de Bernie Glassman*: le "non-savoir" ou la disposition à perdre le contrôle de la situation pour l'appréhender pleinement.


À un niveau collectif, l'energie de la salle a-t-elle basculé après l'entracte permettant à Jarrett de trouver un véritable son 'interactif' ? Il m'a semblé que l'écoute globale devenait partie intégrante de sa musique.


Je n'ai aucune légitimité à "commenter" le concert du Maestro et me rends bien compte de la prétention folle d'une telle publication. Considérons bien ici qu'il s'agit de mon témoignage personnel sur une disposition à recevoir, l'effet de la crispation et l'expérience d'ouverture qui l'a dissoute. Juste cela. : )

L'accordeur travaille avant le concert.

Rien n'existe encore. Rien n'existera après.

Photo © Maby 2015



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L'enregistrement du concert: https://www.youtube.com/watch?v=cQRhTDE-hUY




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