SEMPER FIDELIS

De mon petit havre de paix à Saint-Cast (22) — le second atelier —, je contemple Cézembre* et le phare du Grand Jardin, juste en face, à quelques encablures. Ils symbolisent la porte d’entrée maritime vers Saint-Malo et je me questionne sur ce qui m’a toujours ramenée vers cette cité.
Souvent, j’ai sérieusement considéré partir loin, pour aller vivre dans la région des Grands Lacs aux USA, au Japon ou dans les Bauges. Et puis j’ai voyagé beaucoup, loin, motivée chaque fois par une aspiration à trouver du sens, soit par le mouvement en accompagnant les enfants par le dessin (compassion en action), soit par l’assise lors de retraites dans des monastères Américains, Japonais ou même Bhoutanais (méditation).
Or de façon irrépressible, je reviens toujours à cette ville qui pourtant, s’enlaidit graduellement: Saint-Malo où le béton et le tourisme grossiers grignotent le ciel, la beauté, le bien-vivre.
Sont-il nombreux ceux qui naissent, vivent et meurent dans la même ville? Dans la même maison? Cela m’apparait être d’une folle désuétude, avoir un parfum de Maupassant. Me vient le très beau chapitre: “De l’Immobilité comme Acte” du livre d’André Tubeuf [ " Bach ou le meilleur des mondes ”, Ed. Le Passeur ] qui commence ainsi:
" Bach a été extraordinairement immobile, fanatiquement pourrait-on dire, et par passion, par acte d’âme.”
Tubeuf écrit plus loin:
“ La stabilité n'est pas une vertu. C'est un état. Vertu en revanche est la mise en jeu de forces puisées ailleurs, pour contrarier la pulsion innée qui pousse toute chose à se déstabiliser, se défaire, pencher plutôt que tendre. La vertu que, sans la nommer, Bach a cultivée dans l'environnement et l'insertion qui furent et resteront les siens, c'est le consentement (mais en existe-t-il de plus absolue?), ce que Nietsche saluera du nom d'amor fati ou mieux, degré suprême dans son apparent effacement, l'acquiescement.”

L’acquiescement.
Oui. J’habite toujours la ville où je suis née, la maison-atelier où j’ai grandi. Elle n’a jamais cessé d’être un refuge vivant et profondément aimé malgré son degré d’exigence, malgré les pleurs et les pertes qu’elle a accompagnés. Elle est la condition préalable à ma mobilité intérieure — aussi bien qu'extérieure — à la manière d’un exosquelette, et me permet de pouvoir incarner cette liberté radieuse qui est la principale tonalité de ma vie.
Ma petite cabane castine** me soulage du sentiment d’y être attachée.
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* Cézembre est une île côtière située en baie de Saint-Malo.
** Castine: de Saint-Cast le Guildo.
CENTRE
Il y a dans la maison de mes parents cise à seulement un numéro de la mienne, un tableau-talisman qui agit au coeur du foyer comme un sceau fédérateur. D'ascendance ouvrière, ma famille n'a pas d'armoiries mais il y a cette toile, un grand carré. Elle représente une rivière, “ Les bords de l’Epte “ qui m'évoque Héraclite et l'impermanence tout en irradiant une paix et une joie pures.
Cette œuvre sait me rappeler ce que l’esprit de famille signifie en incluant mes amis, mes animaux, mes disparus chéris, mes rencontres à venir… Elle est le symbole d'un ancrage doux qui nous relie, qui s’instille dans nos cellules et nous ramène chacun à l’essentiel et la simplicité.
La pratique de Samu* en est le plus beau rappel: entretenir, nettoyer, balayer, jardiner… travailler à préserver les éléments ce tout petit carré de terre Bretonne, ralentir aussi, honorer ses guides, célébrer le silence, méditer, inviter, aider…

Avec ce que je comprends de “ L’enracinement ” de Weil, le “ Vivre-ici ” s’aligne.
Or “ Vivre ici ”, c’est surtout “ Peindre ici ”: peindre, créer, s'engager dans cet atelier merveilleux que m'a construit mon père tout juste avant de mourir.
" Cet espace est spécial " : peu nombreux sont ceux qui y entrent, tous le disent. La lumière y brille différemment, le temps s'y suspend, une sorte de grâce y allège nos coeurs.
Bénie soit la force centrifuge qui m'y aimante irrépressiblement, m'y fait sentir heureuse, reconnaissante et à ma place.
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* Samu ( 作務 ) est un mot japonais qui signifie « pratique du travail » ou « travail conscient ». Il s’agit d’une pratique fondamentale du bouddhisme zen qui met l’accent sur l’importance de s’engager dans un travail conscient et au service des autres. L’intégrer à mon quotidien a été décisif.
ECO-DHARMA
Bien évidemment, la considération de mon empreinte écologique me préoccupe. J’adorerais m’envoler à nouveau vers le Japon, le Bhoutan, NYC… mais j’ai eu la chance d’y séjourner assez longtemps pour savoir y retourner par visualisation.

La planète brûle, littéralement, et même un aveugle à la cause environnementale voit la couleurs des flammes au travers de ses paupières closes, sent la torpeur. Nier le désastre en cours est pur abrutissement ou tentative de manipulation.
Bretagne, Suisse, Écosse… à portée de train, ou de voiture sont si prodigieuses. Il me tient à coeur de resserrer le rayon de mes explorations physiques pour dessiner une cartographie de terres et de Nature inspirantes.
Me rendre à vélo au marché de Paramé* un petit matin ensoleillé me donne désormais autant d’émotion que de me réveiller au pied du Fujiyama.
Mont Fleury, mon adresse véritable — HanaYama 花山 en Japonais —, c’est mon petit bout de Japon où je retrouve le goût de la lenteur et le parfum des lilas.
Pratiquer l’Art Dharma aujourd’hui, c’est définitivement inclure les préoccupations de l’Écosattva**.
Désormais, est donnée aux artistes la possibilité de faire beaucoup de choses en ligne: poser des rendez-vous avec ses commanditaires et clients, proposer des visites d’atelier virtuelles, exposer, avoir des échanges personnels nourris et offrir un suivi de l’avancement de travaux, organiser la logistique, commander son matériel, faire communauté…
Au delà de limiter les dégâts causés à la planète, rester immobile a cette infinie vertu d’entrainer son esprit pour essayer d’agir, d'interagir, de créer en conscience, de la façon et au moment les plus appropriés.
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* Paramé: quartier de Saint-Malo.
** EcoSattva: Le terme " EcoSattva " est une combinaison de « éco » ou « écologie » avec « Bodhisattva », quelqu'un qui se consacre avec compassion à soulager les souffrances du monde. Un EcoSattva est quelqu'un qui prend soin de la Terre avec compassion. Voir aussi l'article: https://www.carolinemaby.art/post/ecosattva

Dès le lycée, j'ai commencer voyager et à parcourir beaucoup de kilomètres pour partir naviguer avec mon Hobie Cat. Parfois même, j’ai traversé des mers ou des océans en vue de sillonner les plans d'eau étrangers et d'y être la plus rapide. Cela mobilisait un esprit d'anticipation, une force mentale et physique. Je crois que de là me viennent un goût de l'aventure et une capacité à mettre en place des projets humanitaires. J’y ai appris à être à l’aise avec les questions logistiques et organisationnelles: les missions art-thérapeutiques en pays reculés ont finalement remplacé les régates en mers parfois difficiles. Elovution*, c’est aujourd'hui mon association qui aspire à promouvoir l’art et l’art-thérapie auprès d’enfants en difficulté.
Me restreindre à un vol long courrier par an devrait permettre de continuer à rejoindre ces terres où le dessin peut guérir les coeurs d’enfants traumatisés.
– “ Pourquoi ne fais-tu pas cela en France ? ” m’a questionné avec pertinence un ami récemment. Je l’ai fait longtemps, en Maisons d’Enfants notamment, et j’ai suspendu cette ligne d’action par choix professionnel : l'interaction avec l'atelier était délétère. Je pourrais développer cette question ailleurs.
Gardons le fil avec l’Immobilité, qui elle-même sous-tend le sujet de la créativité.

Si par conscience écologique je m'efforce de faire évoluer ma vie de peintre de façon concentrique vers Hanayama, j’aspire à laisser ouverte une fenêtre vers les terres Himalayennes. Culture, symbolisme, spiritualité m'y sont familiers et me portent à l'atelier; mes expériences complémentaires me permettent d'accompagner par l'art les enfants du monde tibétain avec une perspective bouddhiste et éthique.
J'ai évoqué l'interaction vertueuse de ces deux engagements en peinture et en action sociale dans l'article précédent: https://www.carolinemaby.art/post/elovution-source-d-inspiration
" Le Centre et le Départ" : cet article est lourd d'une contradiction que j'assume.
N'est-il pas toujours question de nuances et d'ajustements? L'essentiel m'apparait être la qualité de l'attention qui y est portée, avec un coeur authentique.